Pierres du Souvenir pour Elisabeth et Kálmán Klein 16ème arrondissement, Ottakringer Straße 35
Mes parents
Texte de Nelly Sturm
Le 7 mai 2008 une cérémonie a eu lieu devant la maison dans la Ottakringer Straße 35. Deux entraves ont été placées dans le trottoir. Deux petites pierres tombales plates. Inscrits dessus, les noms de personnes qui ont vécu et travaillé dans la maison. Ils ont été assassinés, parce que Hitler avait besoin de boucs émissaires, parce qu’ils ne conformaient pas aux illusions raciales nazis, parce qu’ils étaient juifs.
Ces personnes étaient mes parents.
Ma mère est issue d’une famille d’artisans. Son père était tourneur, son grand-père était couvreur.

Elisabeth Klein, 1923
Elle était blonde aux yeux bleus pétillants, elle ridiculisait les mensonges de la typologie raciale d’Hilter. Elle aimait tout ce qui était beau : la nature, la musique, le cinéma, l’art, la litérature, l’éducation, les sciences – surtout les sciences auxquelles elle n’avait que peu d’accès à cause du milieu modeste dont elle était issue. Elle était une personne joyeuse et toujours pleine de plans pour l’avenir. Elle croyait dans le bien de l’Homme et au progrès continuel. Elle rêvait de voyages dans des pays lointains. Ce dernier de ses vœux devait se réaliser, mais il devait être un long voyage dans un wagon à bestiaux vers une mort atroce et certaine.
Après son arrestation par les nazis, elle a fait parvenir du camp d’internement belge des messages à ma grand-mère et à moi dans lesquels elle nous faisait courage et nous laissait espérer des retrouvailles.
Mon père grandit dans un minuscule village hongrois. Détresse et misère étaient le pain quotidien. Dès qu’il avait fini sa formation de vitrerier, il fut envoyé au front de la première guerre mondiale. Libéré de l’immense camp de prisonnier de guerre de Vladivostok en 1919, il revient à Vienne où il rencontra et tomba amoureux de ma mère. Ils se sont mariés en janvier 1924, je suis née en décembre.
Le bonheur était presque parfait. La guerre était terminée, la paix régnait. Ils avaient trouvé un appartement d’une pièce avec cuisine à Hernals et une petite boutique dans Ottakring qui leur assurait un mode de vie modeste. Ils y vendaient tout ce que les artisans, à l’époque nombreux dans Ottakring, avaient besoin pour leur travail quotidien : outils, quincaillerie, vis, clous, mais aussi tout ce dont des femmes au foyer avaient besoin dans la cuisine.

Kálmán Klein
Mon père avec ses yeux foncés et son doux accent hongrois a certainement plu aux clientes. Les artisans le respectaient car il attendait avec patience qu’ils régalaient leur compte quand ils avaient eux-même de l’argent dans la caisse. Du matin au soir il était dans sa boutique très propre, fut amical avec tous et connu et aimé dans l’arrondissement. Ils avait aussi ses goûts: Le plus important pour lui était le bien-être de sa petite famille et le bonheur de sa fille. L’été, régulièrement, il rendait visita à sa vieille mère dans le village hongrois Kisnana et apportait des cadeaux à ses sœurs et ses amis de jeunesse. Quand il voulut s’offrir quelque chose de particulier, il allait le soir au Musikverein et au Konzerthaus. Il adorait la musique classique. Quand et où il fit sa connaissance me restera toujours un mystère. Il savourait aussi une bonne partie de foot et rentrait d’un cœur léger et enthousiaste. Aussi aimait-il lire le journal.
Tous les dimanches, au printemps, en automne et en hiver il faisait des randonnées avec sa femme, son enfant et ses beaux-parents dans la forêt viennoise. L’été, nous courions le long du canal du Danube dans la Kuchelau, où nous avions notre place pour nager. Là, nous rencontrions d’autres personnes, des « petits gens » comme nous, des amitiés s’y tissaient, nous nous y sentions entre semblables. Je ne me souviens d’aucun incident, d’aucune dispute, d’aucune discrimination ou d’aucune exclusion.
Mes parents semblaient intégrés en Autriche, à Vienne et surtout à Ottakring. Ici fut leur patrie, leur domicile, leur nid.
Mais tout cela ne fut il pas une illusion, un mirage ?
Les temps devinrent difficiles. La crise économique mondiale a laissé des marques profondes. Les queues de chômeurs s’allongeaient devant les soupes populaires. La république était détruite. Vient l’Etat corporatiste, l’Austrofachisme et enfin, en dernier, le réel, l’effroyable, l’atroce national-socialisme le 12 mars 1938. Pour nous comme pour des dizaines de milliers d’autres familles, l’enfer commença. Des cris hystériques dans les rues. Les visages des hommes devenaient des groins. Un vandalisme énorme s’empara d’une partie de la population. Aucun juif n’était sûr de sa vie. Poursuivi, expulsé ou arrêté, déporté, affamé, gazé. Peur, misère et délaissement ont plongé toute la communauté juive dans le désespoir, la seule issue était la fuite ou le suicide.
Mes parents ont cherché, comme nombreux d’autres, la fuite. Mais les hordes nazies les ont poursuivis. Ils les ont poursuivis à travers l’Europe jusqu’à ce qu’ils les ont finalement trouvé et assassiné. Je me demande souvent à quoi mes parents ont pensé dans les dernières heures avant leur mort. Peut-être ont-ils pensé à un monde futur, dans lequels tous les hommes sans exception ont droit à vivre dans toute leur diversité, dans la liberté et dans la justice, dans lequel le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie ont fait place à conviction que tous les hommes sont égaux et l’amitié est meilleure que l’hostilité. La commémoration du 7 mai doit être placée ce signe. Elle doit être une petite contribution à la demande aux survivants : plus jamais le fascisme.